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Décoloniser le droit comparé

Par Marian Daubioul

Le 16 octobre 2025, le Centre Paul-André Crépeau de droit privé et comparé et la Chaire Wainwright en droit civil eurent l’honneur d’accueillir l’événement « Décoloniser le droit comparé ». Ce colloque, le troisième de quatre évènements dans la programmation « (Re)penser le droit civil québécois dans ses contextes » soutenue par le Fonds d’études notariales de la Chambre des notaires du Québec, cherchait à promouvoir et explorer un comparatisme pluriel, lucide sur ses racines coloniales, et apte à articuler fidèlement la diversité normative.

En guise d’ouverture, la professeure Marie-Ève Arbour (Université de Laval) dressa l’état de la recherche sur l’entrelacs du droit comparé et du colonialisme, en appelant à une réflexivité critique face aux fondements coloniaux de la discipline. Celle-ci, « née » au Congrès de Paris de 1900 dans un contexte positiviste et impérialiste, voulut lier droit et vie sociale sans reconnaître les pluralités autochtones. Le tournant décolonial révèle la nature structurelle de cet angle mort en dévoilant la persistance de catégories reconduisant les hiérarchies coloniales. Déconstruire un tel héritage implique de défaire ses cadres épistémologiques et méthodologiques, pour créer un espace de dialogue véritablement pluriel ; d’où l’exigence d’une positionalité critique qui amplifie les voix autochtones sans se les approprier, et d’un renouvellement méthodologique qui réévalue le concept de normativité.

Par la suite, le professeur Jorge L. Esquirol (Florida International University) proposa le concept de « droit comparé comparé » pour élargir l’étude de la comparaison juridique, en distinguant plusieurs circuits qui n’adoptent ni les méthodes, ni les enjeux, hérités du Congrès de Paris. Il cita notamment l’Amérique latine, à la pratique du droit portée par la conscience d’appartenir à une même famille juridique et intrinsèquement liée à la comparaison : le champ du droit et développement, qui s’attache à diagnostiquer les pathologies juridiques (formalisme inhibiteur ou, a contrario, informalité excessive) entravant l’essor du Sud global; et les institutions financières internationales promouvant l’harmonisation et la formalisation uniformes. Le « droit comparé comparé » cartographie méthodes et idéologies : ce déplacement disciplinaire réinscrit les comparaisons dans leurs milieux d’énonciation, décentre les débats méthodologiques traditionnels pour souligner une irréductible pluralité de logiques contextuelles, et permet des prises de position concrètes qui s’appuient sur les savoirs des participant·es-observateurs·ices engagé·es sur leurs terrains.

Le doctorant Mahamady Ouédraogo (UQAM) compara par la suite la Zone de Libre-Échange Continentale Africaine (ZLECAF), ostensiblement mue par des valeurs panafricaines, à l’ALENA, dont elle s’inspira pour son architecture néolibérale. La ZLECAF reproduit l’élimination tarifaire, le traitement national de la nation la plus favorisée, et promeut la libéralisation progressive. Néanmoins, elle régule les investissements selon l’intérêt public, la durabilité environnementale et les obligations des investisseurs en matière de droits humains. De même, en propriété intellectuelle, elle protège savoirs traditionnels et expressions culturelles. Dans un contexte de retour occidental à la défense des économies nationales (notamment à travers l’AECG et l’ACEUM), la ZLECAF doit s’arrimer plus profondément dans les réalités africaines et aux idéaux panafricanistes.

Puis, la professeure Doris Farget (UQAM) entendit ancrer le droit comparé dans ses milieux juridiques, culturels et sociaux. Documentant, dans la communauté des Pekuakamiulnuatsh (Mashteuiatsh), les normativités fondées par les récits en vue d’un projet constitutionnel, elle prôna une recherche partenariale et la co-construction des savoirs. Il s’agit d’une conception de la recherche qui est relationnelle, fondée sur des partenariats définissant communément rôles et livrables, selon des temporalités et des besoins fixés par la communauté. La comparaison ne s’impose que si le partenaire la requiert. Le ou la juriste doit être conscient·e de sa position et des limites de son travail, d’où l’humilité préconisée par la Professeure Farget, qui déconseilla aux chercheurs·euses de s’élever en décolonisateurs·ices du droit, plutôt qu’en participant·es au long et ardu processus de réconciliation. Dans cette optique, il convient de développer des compétences de savoir-être et, suivant Vinciane Despret, de se laisser instruire par l’échange qu’exige la situation.

La professeure Eva Ottawa (Université d’Ottawa) partagea alors son chemin de la décolonisation de sa propre pensée par la langue. Son enquête sur l’adoption coutumière (opikihawasowin) menée à Manawan lui révéla une incommensurabilité linguistique. Le français ne peut rendre l’enracinement de l’atikamekw nehiromowin dans le notcimik (territoire-forêt), ni son riche lexique relationnel; et l’atikamekw nehiromowin, langue imagée où domine l’aspect verbal, n’a pas d’équivalents parfaits pour les termes « intérêt de l’enfant », « autorité parentale », « droit » ou « justice ». Cette enquête constitua pour Eva Ottawa un rite de passage exigeant une analyse réflexive, ancrée à la fois dans son identité de juriste atikamekw formée au droit occidental, et dans le malaise de comparer deux ordres normatifs fondamentalement différents. Reconnaître l’incommensurabilité linguistique revient à situer droits autochtones et occidentaux à égalité, ainsi qu’à exiger d’écouter les voix autochtones en leurs termes, essentiels à l’existence de leurs traditions juridiques.

Suivit ces interventions, et lançant aussi le congrès annuel de l’American Society of Comparative Law, une allocution du professeur Aaron Mills (McGill) commentée par la professeure Jennifer Nedelsky (Université de Toronto). Aaron Mills soutint que la comparaison entre des traditions juridiques différentes en nature (in kind) doit admettre l’irréductibilité de chaque tradition aux postulats, à l’infrastructure et aux mécanismes de l’autre, afin d’illuminer des caractéristiques essentielles qu’une comparaison de traditions de même nature n’identifierait pas. L’objectif de l’allocution fut donc de rendre intelligible la juridicité Anishinaabek dans ses propres termes afin de la confronter en profondeur au droit positif occidental.

Contre l’idée d’un modèle commun de juridicité, Mills distingua le droit occidental centralisé et coercitif du droit Anishinaabek «enraciné» (rooted). Le droit Anishinaabek est un droit où l’échange de dons constitue la matrice de la communauté; où la parenté (kinship) et l’entraide distribuent des responsabilités plutôt que des droits; où des enseignements (teachings) proposent des modèles de conduite raisonnable; où l’onaakonigewin, un jugement soigneusement formé, prend la forme d’un raisonnement inductif et attentif aux circonstances où l’autorité naît de la relation; et où le mimenotiziwin, registre du gouvernement de soi, est garant de cet ordre relationnel. La liberté s’entend comme l’accomplissement des dons reçus et partagés, et la légitimité comme un « pouvoir-avec » inscrit dans le tissu des relations. Transplanter des normes Anishinaabek dans un régime légal occidental les déracine et leur fait perdre tout sens : mieux vaut comparer fonctionnellement les genres de légalité, en assumant leur incommensurabilité.

Jennifer Nedelsky réexprima la pensée du professeur Mills en termes de normativités de parenté (kinship) et de citoyenneté. Elle honora l’apport crucial du modèle de droit enraciné à la formulation juridique des devoirs envers le non-humain, tout en soulignant l’intérêt d’une distance relationnelle entre individus dans des sociétés aux populations importantes et hétérogènes. Elle plaida pour une réorganisation générale des relations politiques en ordre d’échelles démocratiquement interconnectées, : des normes de responsabilité entre humains et non-humains aux échelles locales, et des régimes de droits entre humains aux échelles plus « nationales » et globales. À l’heure des défis climatiques, un tel constitutionnalisme multi-échelonné pourrait-il adéquatement protéger tous les êtres?

Le Centre Paul-André Crépeau et la Chaire Wainwright tiennent à exprimer leur sincère gratitude aux intervenant·es et modérateurs·ices qui firent de ce colloque un succès; ainsi qu’à remercier tout particulièrement le Fond d’études notariales de la Chambre des notaires pour son indispensable soutien.

Le Centre Crépeau remercie la et le pour leur appui financier. 

                 

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